Le 4 juin 2020, Muriel Pénicaud, ministre du travail, annonçait quatre mesures phares pour soutenir l’apprentissage en ces temps de crise économique, induite par deux mois de confinement national dans le cadre de la pandémie de Covid-19. Le gouvernement affirme son souhait de préserver les jeunes, premiers touchés par la hausse du chômage. Bien que ces gestes soient appréciés dans la communauté de l’enseignement supérieur, la limitation de l’aide à l’embauche des apprentis au niveau de qualification bac+3 est fortement contestée.
Jugée inégalitaire et contre-productive par différents acteurs de l’enseignement supérieur, elle provoque une mobilisation conjointe. Ainsi la Conférence des Directeurs des Écoles Françaises d’Ingénieurs (CDEFI), la Conférence des Présidents d’Université (CPU), la Conférence des Grandes Ecoles (CGE), l’Association Nationale des Apprentis de France (ANAF), l’Association Nationale de l’Apprentissage dans l’Enseignement Supérieur (ANASUP), Syntec Conseil, Syntec Ingénierie et Syntec Numérique exposent les risques qu’une telle décision engendrerait.
Crise économique, une réticence à l’embauche
D’après Bruno Ducasse, directeur de MBS (Montpellier Business School), la restriction de l’aide à l’embauche se justifie par une vision biaisée du gouvernement selon laquelle “les alternants en études bac+5, sont embauchés par des entreprises qui ont de toute façon les moyens”. Or, un grand nombre d’alternants en master et équivalent sont recrutés par des “PME qui font le tissu économique de la France, qui [dans ces circonstances] pourraient ne pas avoir de ressources suffisantes pour les embaucher”.
Un constat lourd d’inquiétudes partagé par les directeurs des écoles d'ingénieurs. Selon Jacques Fayolle, président de la CDEFI, “le soutien spécifique de certains diplômes va orienter le flux de PME et PMI vers des diplômes de qualification inférieure.” Ce qui, de fait, obère “la qualité de compétences et l’attractivité des entreprises d’ici 2 ans.” Bruno Ducasse inclut à ce lot d’inquiétudes l’impact sur l’internationalisation des diplômes, car à l’exception de “ceux qui suivent un parcours global et donc anglophone [à MBS], comprenant des expériences et stages à l’international, c’est très rare d’avoir des bachelors qui soient placés à l’étranger.”
Les premiers retours des entreprises partenaires sont sans appel. Depuis le lancement du recrutement, “il y a un peu moins d’organismes que les autres années, mais surtout le nombre d’apprentis recrutés par entreprise est en baisse. D’habitude, certaines d’entre elles en recrutent plusieurs dizaines.” Une chute soudaine bien évidemment provoquée par un contexte économique qui inspire une véritable crainte pour l’avenir du côté des entreprises. “Il va donc falloir trouver encore plus d’entreprises partenaires pour proposer les mêmes proportions de contrats d’apprentissage” conclut le directeur de l’école de commerce. “Cela va être une tâche extrêmement difficile.” C’est en effet deux tiers des contrats qui sont signés par le biais de l’école et un tiers qui le sont de manière indépendante.
La mixité sociale en danger
La baisse du nombre de contrats en apprentissage provoquée par la crise économique a également un impact sur la diversité sociale des effectifs en études supérieures. “L’idée selon laquelle les étudiants ingénieurs sont tous issus de milieu bourgeois est dépassée”, avancent les représentants de la CDEFI. “Si le but est de réduire cette mixité sociale alors c’est le bon cap.” Même son de cloche du côté des écoles de commerce : “On a beaucoup d’étudiants qui sans l’apprentissage, ne pourraient pas réaliser d’études supérieures dans notre école” avoue Bruno Ducasse.
En effet, la quasi totalité des 1400 apprentis de MBS sont en master. Sans cette aide financière, le directeur de MBS estime qu’un tiers des 1400 contrats d’apprentissage visés soit un peu plus de 400 contrats, ne pourraient pas être conclus. Ce serait donc autant d’étudiants contraints d’interrompre leurs études, fautes de moyens. La CDEFI fait quant à elle état de 14% d’apprentis sur les 40 000 ingénieurs français en 2019 soit 5 600 alternants ingénieurs. L’enjeu est donc de taille.
Pour la CDEFI, l’économie de 6% (64 000 €) réalisée sur les alternants ingénieurs au détriment du rayonnement de l’innovation et de la recherche française dans les années à venir n’est définitivement pas le bon choix. Ce refus d’inclure les ingénieurs et autres étudiants bac+5 risque en effet d’impacter le développement des PME. “On veut que la France soit un pays qui sache faire des masques, sans grand développement technologique” lance Christian Lerminiaux, vice-président de la CDEFI. Pour Bruno Ducasse, “il ne faut pas que les jeunes soient les grands perdants de cette crise sanitaire qui se transforme en crise économique”.
Un avenir incertain
Malgré ces arguments, le dialogue avec les ministères du travail et de l’enseignement supérieur reste difficile. “Le Ministère de l’enseignement supérieur comprend notre point de vue” affirme l’un des membres la CDEFI, tout en regrettant un manque de dialogue entre les ministères de Frédérique Vidal et de Muriel Pénicaud. “Il y a des impératifs qui ne sont pas les mêmes et donc des décisions contradictoires qui peuvent être prises par les deux ministères.” analyse Bruno Ducasse.
Autre point chaud qui divise : l’allongement du délai de signature des contrats. Pour la CDEFI c’est un choix dangereux qui risque de laisser certains étudiants contraints de quitter leur CFA en février s’ils ne signent pas un contrat avant la date butoire. Bruno Ducasse, satisfait de cette mesure, exprime quant à lui davantage de crainte au sujet d’un autre enjeu fondamental : le financement de l’apprentissage.
Surveillé par France Compétences qui fixe le coût au contrat, ce financement est apporté aux différents CFA de France. “Là, il a été fixé pour 2 ans mais il va être revu pour 2022. Il est donc important que l’ensemble des CFA voient leur financement sécurisé et donc que le gouvernement ne plafonne pas le coût de contrat de l’enseignement supérieur.” Dans ce cas de figure, le reste à charge pour l’entreprise serait conséquent et amènerait alors au recul du niveau d’apprentissage dans l’enseignement supérieur.
Ces discussions auront lieu dans le courant de l’année 2021 et seront applicables en 2022. La prise de position du gouvernement sur le sujet de l’apprentissage est donc crucial mais Bruno Ducasse reste confiant : “Je pense que le gouvernement peut comprendre qu’il y a un impact très fort en terme d’ouverture sociale et d’égalité des chances. Comme ils ne veulent surtout pas qu’après une crise sanitaire et économique, il y ait une crise sociale, nous avons des arguments pour les faire changer d’avis”.