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« Le sentiment de honte est parti quand j’ai eu mon diplôme » Portrait de Marie-Lou, transfuge de classe

Selon France Stratégie, le taux de diplômés du supérieur est 50 fois plus élevé pour les étudiants issus d’une famille favorisée plutôt que modeste. Zoom sur Marie-Lou Dulac, transfuge de classe.
Mis à jour le / Publié en avril 2023
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Marie-Lou, lors d’une soirée organisée par Article1 à l'Institut du Monde Arabe. Elle y a partagé son expérience avec les bénéficiaires de l’association. ©Guillaume Brunet

Surreprésentés dans les filières professionnelles et techniques, les enfants d’ouvriers comptent pour 15 % des filières générales au lycée. Cette tendance se poursuit dans l’enseignement supérieur, puisqu’ils ne sont que 10 % d’étudiants à l’université, 7 % dans les classes préparatoires aux grandes écoles et 2 % en ENS (Écoles normales supérieures). 

Marie-Lou fait justement partie de cette minorité. À travers son parcours scolaire et ses diplômes, la jeune femme a peu à peu bifurqué d’une classe à l’autre, non sans tumultes.

Dans quel contexte avez-vous grandi ?

J’ai grandi à Gisors dans l’Eure, dans un milieu plutôt ouvrier. Après une prépa hypokhâgne, puis khâgne à Rouen, j’ai effectué une licence de médiation culturelle, avant de décrocher un master 1 en humanités et management à l’Université Paris-Nanterre. J’ai ensuite intégré une école de commerce dans la région parisienne. 

J’étais une très bonne élève. J’ai rapidement compris qu’en tant que boursière, j’avais tout intérêt à avoir de bons résultats. J’ai obtenu la bourse au mérite, mais je bénéficiais également de la bourse de la Fondation Francis Bouygues et de la bourse sur critères sociaux. Le tout était indexé à mes résultats scolaires

Dès la primaire, j’ai compris que l’école serait le seul moyen pour moi de choisir ma vie. Mes parents m’ont encouragée dans cette voie. Ils m’ont dit que si j’avais envie d’avoir le choix, il fallait que je m’en donne les moyens. Personne dans ma famille n’avait passé son bac ni même fait d’études supérieures avant moi. 

Avez-vous rencontré des difficultés dans votre parcours ? 

J’ai rencontré de nombreux obstacles à tous les niveaux. Je n’avais pas les informations nécessaires pour prendre les bonnes décisions avant d’intégrer les études supérieures. Je n’y connaissais rien. En terminale, mon premier choix d’orientation était de faire une prépa littéraire à Rouen, parce que l’un de mes professeurs m’en avait parlé et m’avait très fortement encouragé à y postuler. Mais je n’avais jamais entendu parler de classe préparatoire auparavant. 

Mon esprit était parasité par des considérations matérielles. Je ne savais jamais si j’allais avoir à manger à la fin du mois, si j’allais pouvoir payer mon loyer. Ces difficultés m’ont à certains moments fait très sérieusement considérer d’abandonner l’école. Je ne pouvais pas me concentrer sereinement sur les cours. Dès que j’ai terminé la prépa, j’ai eu des jobs étudiants jusqu’à la fin de mes études pour espérer m’en sortir. 

J’avais l’échelon le plus élevé de la bourse. À l’époque, cela signifiait environ 500 € par mois. La bourse au mérite était d’environ 100 ou 200 € et celle de la Fondation Bouygues m’était versée trimestriellement. Donc pendant mes deux premières années de prépa, je ne travaillais pas, parce que c’était impossible de travailler en dehors des études, mais j’avais ces trois aides pour survivre. Heureusement, ma grand-mère me donnait parfois un coup de pouce. Par exemple, elle s’est portée garante pour que je puisse avoir un logement. 

Comment se sont passées vos années en prépa et en école de commerce ?

Je fais partie des gens qui ont bien vécu la prépa. Je trouvais ça très stimulant intellectuellement et paradoxalement j’avais assez peu d’ambition pour moi-même. Je n’ai jamais eu l’intention d’entrer à l’ENS. On m’avait dit que la prépa était un bon moyen d’acquérir des connaissances et d’avoir une bonne méthodologie de travail. À l’époque, je voulais être journaliste. Les profs avaient peu d’ambition pour nous, donc il n’y avait pas cette pression que l’on peut retrouver dans les prépas parisiennes. C’était dur parfois, mais tout s’est bien passé. 

En revanche, le premier trimestre en école de commerce a été vraiment difficile. Mes résultats étaient médiocres, j’ai eu beaucoup de rattrapages. Il y a une matière que j’ai loupée trois fois. J’avais un parcours littéraire, donc ça a été assez difficile pour moi de m’adapter aux matières et aux exigences de l’école. Il y a beaucoup de maths, de finance, d’économie.

Il faut dire que j’ai intégré cette école pour augmenter mon employabilité. Je voyais que mon cursus universitaire menait probablement au chômage et à la précarité. C’était hors de question pour moi d’avoir fait cinq ans d’études ou plus et de ne pas trouver de travail. J’ai fait un choix de raison plutôt que de cœur. 

J’ai songé à abandonner parce que je me suis dit que je n’allais jamais y arriver. Et puis, il y avait quand même un énorme coût financier en jeu. J’ai dû faire un prêt pour financer mes études. J’en ai remboursé une partie en étant en alternance à partir de la 2e année. 

« À la fin de mes études, j’ai décidé de rendre ce qu’on m’a donné. Je suis devenu mentor de plusieurs étudiantes. »

Avez-vous eu du soutien scolaire ou moral pendant vos études ?

Dès le début de mes études, j’ai bénéficié de l’accompagnement de l’association Article 1, engagée pour l’égalité des chances et le soutien des élèves issus de milieux populaires. On avait un mentor attitré. Cette personne était notre point de contact privilégié en cas de questions ou de problèmes. Ces échanges réguliers m’ont permis d’avoir un soutien moral, ainsi que des conseils avant de prendre une décision d’orientation. L’association organisait également des visites d’entreprises, des visites culturelles, ou encore des ateliers. 

À la fin de mes études, j’ai décidé de rendre ce qu’on m’a donné. Je suis devenu mentor de plusieurs étudiantes. J’en suis à ma troisième étudiante mentorée. Et j’ai un avantage par rapport à d’autres mentors : j’ai été dans la même situation qu’eux, je sais exactement ce qu’ils traversent.

Dans son livre « Retrouver le chemin de l’école », Élisabeth Elkrief parle d’un sentiment de honte qui vous accompagnera tout au long de vos études. D’où vient-il ? 

Je me suis assez rapidement rendu compte que je n’étais pas à ma place. Partout dans les études supérieures, il y avait très peu de personnes issues de milieux populaires. J’étais très objectivement pauvre, ce qui signifie ne pas pouvoir participer aux sorties. Je n’avais pas les mêmes possibilités que les autres et donc plutôt que de dire que je n’avais pas d’argent, j’ai préféré mentir et cacher ma condition. 

On a le sentiment d’être différent. On m’envoyait assez régulièrement le signal que les gens de ma classe sociale n’étaient pas spécialement représentés, que ce soit en prépa ou plus tard en école de commerce. En école de commerce, je me suis vraiment pris le choc de la différence de classe en pleine figure.

De quelle manière s’est illustrée cette différence ?

J’étais dans l’une des meilleures écoles de commerce de France, avec une surreprésentation de personnes aisées, riches, issues de milieux aristocratiques, ou les trois. Principalement des Parisiens, avec des parents qui sont PDG de grandes entreprises. Je voyais qu’on n’avait pas du tout la même vie, pas la même conception du monde. J’avais l’impression d’être un extraterrestre. Un certain nombre d’élèves ne comprenaient pas pourquoi les dispositifs d’égalité des chances existaient. Pour eux, la réussite, c’est quand on veut. Il y a un mépris de classe assumé.

La dimension religieuse et conservatrice de l’établissement a provoqué des interactions assez violentes. Je me souviens d’un étudiant qui m’a dit « de toute façon toi, avec tes piercings et tatouages, c’est sûr que t’es une fille facile. » C’est là qu’on se rend compte qu’il y a des marqueurs de classe très visibles.

Qu’en est-il de ce sentiment de honte aujourd’hui ?

Le sentiment de honte est parti quand j’ai eu mon diplôme. J’ai ressenti un soulagement. J’ai commencé à beaucoup plus assumer mes origines et parfois même à en éprouver de la fierté. Je me suis rendu compte que j’avais plus de mérites que d’autres, parce que j’avais eu plus de difficultés. Aujourd’hui, je n’ai plus honte de moi. Tout d’abord parce que ce n’est pas un sentiment très porteur. De plus, je me suis dit que mon partage d’expérience pourrait encourager d’autres personnes. Je pense que c’est de cette façon que j’ai réussi à transformer ce sentiment. C’est une forme de réparation.

Vous avez failli décrocher l’école plusieurs fois, mais vous ne l’avez jamais fait. Pourquoi ?

Déjà, je pense que j’avais un peu cet orgueil qui me disait que je méritais de réussir et d’avoir une vie meilleure. Ensuite, j’ai eu la chance d’être vraiment beaucoup encouragée par mes parents, ma famille, mes amis, mes maîtres de stage. C’est ce qui m’a incitée à m’accrocher.

Il y a un mythe à déconstruire. On peut tout à fait réussir sa vie sans passer par l’école ou en tout cas par le circuit classique. Il y a plein de manières de s’accomplir, de s’épanouir. Et même si on décroche, on a toujours la possibilité de réintégrer le circuit à un autre moment, quitte à avoir d’autres types d’expériences. Ça peut être du bénévolat, un travail manuel ou le voyage. Elles enrichissent autant, voire plus que les études et ça, c’est vraiment très précieux. Aucun choix n’est définitif et nous conditionne jusqu’à la fin de nos jours

Vous sentez-vous à votre place désormais ?

Oui, beaucoup plus. Pendant quelques années, j’ai voulu embrasser le modèle des classes dominantes, donc réussitefinancière, prestige social, etc., mais je me suis rendu compte que ça ne correspondait pas avec mes valeurs. 

Le fait de travailler sur des questions d’inclusion est une manière pour moi de réconcilier mes origines, mes valeurs et en même temps de faire le pont entre des personnes exclues de cette classe sociale dominante. Je veux faire en sorte qu’elles se sentent incluses et qu’on ne parle plus de différences. J’aimerais que l’interview qu’on a aujourd’hui n’ait plus de raison d’être. Le parcours que j’ai eu a été clairement semé d’embûches, mais j’ai réussi à aller là où je voulais. C’est une source de très grande satisfaction.

Le sentiment d’exclusion que j’ai pu ressentir à certains moments m’a conduite à travailler à la fois sur la diversité des équipes dans les entreprises, aussi bien en termes de genres, d’origine, que de religion ou de handicap. Et enfin, après avoir évolué chez Ubisoft pendant quatre ans, je travaille aussi sur la partie contenu, à savoir les représentations qu’on donne à voir à travers les personnages de jeux vidéo. Je crois beaucoup au rôle modèle.

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